La gestion de fortune à la croisée des chemins…

 

L’industrie de la gestion de fortune est sans doute à l’aube d’une des transformations les plus fortes de son histoire. Pendant longtemps, le métier a d’abord été l’apanage des grandes banques à réseau qui dominaient à la fois la production et une bonne part de la distribution. Même si le principe était qu’un distributeur devait offrir d’autres produits que les siens, laissant peu à peu un modèle dit « d’architecture ouverte » s’installer à côté du modèle intégré traditionnel, une part très significative de l’activité continuait à obéir à une logique de modèle captif, entretenant la confusion sur le rôle du conseiller et la valeur ajoutée apportée aux clients. Le contexte est en train de changer, et de manière radicale, sous l’effet conjoint de la réglementation et des ruptures technologiques. On s’alarme beaucoup du fait que MiFID2 va modifier significativement la situation des distributeurs indépendants en leur imposant soit de devenir affiliés de grands producteurs, soit de facturer des frais de conseil (ce que l’industrie imagine aujourd’hui difficilement). Pourtant ce qui est à l’œuvre va sans doute impacter bien plus que les distributeurs indépendants et préfigure une restructuration profonde du marché de la gestion de fortune, et ce jusque dans le cœur des activités des banques à réseau.

 

La répartition classique de la rémunération entre le distributeur et le producteur partait en effet du principe que la gestion ne représentait qu’une partie de la valeur ajoutée apportée au client au cours de la vie de l’investissement. Le rôle du distributeur était d’orienter le client dans un univers de solutions d’investissement très diverses, et d’apporter une valeur ajoutée qui prétendait aller bien au-delà d’une simple mise en relation entre client et asset manager. La capacité du distributeur à conduire les diligences sur le client au moment de l’investissement pour assurer l’adéquation des produits à son profil justifiait des droits d’entrée élevés puis de recevoir une part substantielle des frais de gestion rétrocédés par le producteur. Sauf que ce travail, réalisé par obligation réglementaire lors de l’achat, ne faisait que rarement l’objet d’un suivi par le distributeur dans la phase de gestion, et ce en dépit des changements parfois brutaux de régimes de marchés.

 

C’est cet accompagnement dans la durée, destiné à protéger l’investisseur des produits qui deviennent inadaptés en cas d’évolution des marchés financiers, qui est imposé par MiFID2. La complication provient du fait que la nouvelle réglementation ne permet plus de rémunérer la distribution comme elle l’était auparavant, sous forme de rétro-commissions, modifiant ainsi le régime de tarification auxquels les clients étaient habitués. On observe ainsi une situation paradoxale : MiFID2 impose aux distributeurs d’effectuer un travail qu’ils ne faisaient pas (ou mal) et supprime la rémunération indirecte qu’ils percevaient jusque-là, tout en demandant au client de payer pour un conseil dont le coût était « masqué ». En gros, après MiFID2 les gestionnaires de patrimoine travailleront plus pour gagner moins, dans un cadre de transparence qui réduira drastiquement les voies permettant de tarifer les clients.

 

Or le travail de suivi des risques auxquels un client est exposé transforme le rôle du distributeur et renchérit le service à rendre. La question clé est donc bien : « combien doit coûter le service de gestion de fortune ? » S’il est évident que la gestion d’un mandat de placement nécessite un vrai travail et des expertises dont personne ne contestera le prix, qu’en est-il de la simple vente de simples produits d’épargne ? Est-il normal que le conseil apporté en amont de la vente par les réseaux bancaires soit gratuit, alors même que ce conseil est souvent indispensable à l’épargnant pour prendre sa décision ? Puis que l’épargnant, ayant bénéficié des compétences d’un ou plusieurs conseillers, selon son habileté à tirer profit des services que les banques offrent gratuitement, paye des frais élevés pour avoir le droit de confier son argent à un gérant, alors même que le service qu’on lui rend désormais est faible, pour ne pas dire nul s’il a acheté des fonds gérés de manière indicielle ?

 

SI l’on se réfère aux activités institutionnelles où le rapport de force entre gérant et investisseur est beaucoup plus équilibré, que voit-on ? D’abord que le client paie un service de conseil, souvent dispensé par un spécialiste (consultant) qui est devenu dans de nombreux cas un intermédiaire entre les investisseurs et les gérants. Ensuite que la gestion elle-même est souvent basée sur un modèle de rémunération comportant une faible part fixe complétée d’une part variable indexées sur la performance obtenue. Enfin que les services de support (reporting, administration des fonds…), qui pour les institutionnels peuvent être substantiels, sont payés en fonction des services rendus : plus l’investisseur opèrera ces fonctions lui-même, moins il acceptera de rémunérer le gérant.

 

Alors combien doit payer un particulier ? Si on transpose le schéma appliqué pour les institutionnels, il paiera un peu pour le conseil, à hauteur de la complexité du service qu’il reçoit. Il paiera pour la gestion s’il prend des produits à valeur ajoutée, mais très peu s’il prend des produits dont la performance ne s’écarte pas de celle des produits indiciels. Enfin il paiera surtout pour un service de reporting et de suivi qu’imposent les régulateurs, mais le coût aura tendance à diminuer au fur et à mesure que les asset managers s’organiseront pour industrialiser la production de ce service, comme ils l’ont déjà fait pour les institutionnels.

 

Comment une industrie à ce point décalée dans son modèle de tarification peut-elle résister à un tel bouleversement ? D’abord il convient de rappeler aux alarmistes que l’industrie de la gestion de fortune reste en forte croissance de volumes dans un contexte d’évolution de la démographie et de l’épargne qui lui est favorable. Les gagnants seront donc les acteurs qui réussiront à investir pour ajuster leur offre de produits et leur modèle de coûts pour profiter de cette croissance, en exploitant notamment les solutions offertes par les technologies de type robo-advisor. L’enjeu est moins d’offrir des services complètement automatisés que de répondre efficacement à la demande de conseil des clients en renforçant le niveau de service rendu et en respectant les exigences des régulateurs. Ces transformations sont aujourd’hui permises par la technologie mais supposent des investissements significatifs dans les systèmes d’information, le recours à des partenaires techniques capables de maintenir un niveau de service qui va fortement évoluer, et une refonte des modes de travail centrée sur la création de valeur. La digitalisation des processus et l’adoption de la technologie ne sont plus une option mais un prérequis. Les acteurs classiques savent d’ailleurs que s’ils ne parviennent pas à évoluer, des nouveaux entrants construits sur des socles de robo-advisor ou de banque en ligne sauront prendre les premiers rôles. Et comme chacun sait, dans les grandes ruptures industrielles, être un acteur en place n’est pas forcément un atout…

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